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Vendredi, 29 Nov. 2024

Ces milliardaires obsédés par la quête de l’immortalité mesurent-ils bien ce à quoi ils nous exposeraient?

Auteur : Atlantico | Editeur : Stanislas | Dimanche, 25 Août 2013 - 22h19

Atlantico: La quête d'immortalité, si elle n'est pas nouvelle, semble prendre actuellement un tournant concret, des personnalités fortunées investissant massivement dans le recherche sur la régénération cellulaire. Cette évolution révèle-t-elle un changement profond des mentalités occidentales ?

Jean-Sébastien Philippart : D’après le lieu commun qui, sur le sujet, prévaut dans les sciences sociales, on trouverait là l’un des accomplissements du « déni » de la mort ou de son refoulement, lequel caractériserait l’époque contemporaine. A notre époque, nous rabâchent les sociologues, la mort n’a plus sa place en société. Le diagnostic est massif et manque une rupture significative. Plutôt que de se situer entre une mort « apprivoisée « (c’est-à-dire une mort acceptée, dont on parle et objet de ritualisation jusqu’au début du 20e siècle) et une mort « interdite » (érigée en tabou après la Deuxième Guerre mondiale), le véritable basculement des Anciens à nous autres, les hypermodernes, n’est-il pas à chercher ailleurs ? La rupture ne se situe-t-elle pas en effet d’abord entre une mort appréhendée par un discours « collectif » et une mort qui fait désormais l’objet de discours beaucoup plus « personnels » ou « individuels » ? Il en va de même pour son corollaire, le désir d’immortalité. Aux époques antérieures, si le fantasme d’immortalité s’exprimait à travers la trame, souvent religieuse, d’un récit « dominant », le récit du refoulement de la mort apparaît aujourd’hui éclaté en une multitude d’histoires que l’on se raconte et dont l’illusion scientiste de la régénération cellulaire constitue une version.

Bertrand Vergely : Il importe tout d'abord de revenir au sens des mots. L'immortalité est une chose, ce qui se passe actuellement une autre. Chez les Anciens, l'immortalité consistait à se rendre digne des dieux par une prouesse et notamment, comme chez Héraklès (Hercule), par un changement intérieur. Tel n'est pas le cas ici. Ce à quoi nous assistons étant une quête de perpétuité et non d'immortalité. Cette quête est révélatrice non pas d'un changement de mentalités, mais d'une aggravation du désir fou de maîtrise sur la vie dans certains milieux scientifiques et politiques du monde occidental. Nous sommes en plein mythe faustien. À travers les recherches sur la perpétuité, le monde occidental régresse de plus en plus en s'imaginant progresser, de telles recherches alimentant sa soif de pouvoir et non sa conscience.

Atlantico: On dit souvent que le 19e siècle a été celui de la mort de Dieu. Peut-on dire que le 21e sera, à travers cette quête d'immortalité, celui de son remplacement ?

Jean-Sébastien Philippart : Ce que l’on appelle la mort de Dieu correspond en réalité à la mort d’une certaine conception de Dieu. Encore une fois, le désir d’immortalité — et donc le refoulement de la mort — constitue probablement un invariant anthropologique. Qu’il s’exprime chez les Grecs adhérant au mythe où l’humanité, incarnée par le héros (demi-dieu), retrouve ses origines divines (et donc immortelles) ou chez les chrétiens communiant au corps du Christ vainqueur de la mort. Ce que nous livre l’obsession de la régénération cellulaire, c’est le rêve d’immortalité dans une version matérialiste. Là où la mort n’est plus au programme de la vie chrétienne en ce qu’elle devient un passage vers une vie renouvelée, le biologiste, lorsqu’il s’enivre de son propre pouvoir sur les choses, entend déprogrammer la mort de la structure génétique. C’est le même fantasme d’immortalité qui se casse les dents lors d’un enterrement quand la joie de la résurrection fait pâle figure devant les mines défaites par les pleurs (le chrétien me répondra que la joie évangélique n’est pas l’ivresse, mais alors, à quoi riment toutes ces images de festins bibliques pour illustrer la Bonne Nouvelle ?).

Bertrand Vergely : Nous assistons actuellement à une prise en mains de la société par un athéisme tel qu'on n'en a jamais vu. Son but avoué est de devenir la nouvelle religion du genre humain et, non seulement de remplacer Dieu, mais de le réaliser. Vincent Peillon, ministre de l'Éducation, a eu dernièrement ces paroles : "Nous n'allons pas laisser à l'Église catholique la religion, la morale et la spiritualité". Je lui souhaite bien du courage. Dieu ne se remplaçant pas comme cela, il va falloir qu'il songe à allonger sa durée de travail en se levant de bonne heure.

Atlantico: Raymond Ruyer, philosophe réputé sur les questions de biologie, affirmait : "l'immortalité est inutile, avoir vécu suffit". Doit-on finalement se réjouir si jamais l'on réussissait à "tuer la mort" ?

Jean-Sébastien Philippart : Par définition, la mort, c’est ce qui nous arrive sans que nous n’y puissions rien. Par définition, la mort est l’événement même de l’immaîtrisable, de ce qui ne peut faire l’objet d’aucune prise, puisqu’elle est la survenue de l’insaisissable qui se saisit de la vie et nous en dessaisit. Croire qu’on peut la penser autrement revient à se bercer d’illusions et à parler d’autre chose. Par ailleurs, en s’imaginant une vie immortelle, le sens commun pressent spontanément l’ennui effroyable que cela représenterait « effectivement ». Et c’est peut-être là l’une des définitions mêmes de Dieu que d’être le seul être à pouvoir endurer l’éternité sans en souffrir.

Bertrand Vergely : Raymond Ruyer a parfaitement raison. Je rajouterai cette pensée d'Épicure, penseur matérialiste, qualifié d'athée : "la vie la meilleure n'est pas la plus longue, mais la plus sage des vies". Les milliardaires et les scientifiques qui s'investissent dans la régénération cellulaire ont des rêves d'avocats généraux. Ils désirent que l'humanité prenne la perpétuité. Leur peur de la mort est à la hauteur de leur manque d'amour de l'humain. Pascal Brückner a eu un jour ce mot à la fin d'un article consacré à la durée de la vie : "Ne confondons pas allongement de la vie et allongement de la vieillesse". On n'est pas actuellement dans une pensée de la vie, mais dans un syndrome "Jeanne Calmant", l'ex-doyenne des Français et du monde, qui est morte à 120 ans. Il est évident qu'il serait consternant que l'on parvienne à "tuer la mort". Si cela se passait, nous ne serions pas tant des vivants que des tueurs.

Atlantico: Pourrions-nous encore nous définir comme êtres humains à part entière si, d'aventure, ces recherches venaient à aboutir ? N'entrerions-nous pas dans une nouvelle étape de l'humanité ?

Jean-Sébastien Philippart : Le paradoxe est le suivant. Nous craignons la mort, nous sommes prêts à tout pour éviter l’inévitable et pourtant souffrir l’éternité nous paraîtrait inhumain. C’est que ces deux aspects doivent être pensés ensemble pour penser l’être humain. L’homme est un être fini (mortel) traversé par quelque chose d’infini (qui motive son désir d’infini) que certains appellent « Dieu », d’autres « l’Etre », d’autres encore « l’Amour », « l’Humanité », « le Génie », « la Vie »… Occultez l’un des deux aspects (finitude et infinitude) et l’homme se déshumanise par le bas ou par le haut. Enfermé dans sa finitude, c’est-à-dire coupé du mystère (ce qui le dépasse), l’homme s’effondre parce qu’il ne désire plus, faute de rêve. Absorbé dans l’extase du mystère (infinitude), l’homme ne s’engage plus en rien : il n’est pris que de ce vertige de l’infini susceptible de se traduire en un besoin de destruction. Autrement dit, il est bon que l’homme rêve d’immortalité, mais en gardant les pieds sur terre, c’est-à-dire en ne s’illusionnant pas : le rêve ne finira jamais, le mystère perdurera…

Bertrand Vergely : L'être humain est appelé à la vie éternelle. Mais pas comme cela ; la vie éternelle relevant d'une mutation de tout l'être, corps et âme, et non de la perpétuité du corps. En voulant faire de l'Homme un corps perpétuel, on n'en fait pas un être humain mais un nouveau fantôme. Il y avait les âmes errantes. Il y aura désormais les corps errants. Les milliardaires et les scientifiques qui investissent et s'investissent dans la régénération cellulaire travaillent à la fantomisation de l'humanité. Fous d'orgueil, et surtout moralement et spirituellement ignares, s'imaginant servir l'Homme, ils ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de l'emmener en esclavage. Quand comprendront-ils qu'il faut penser l'Homme corps et âme et pas simplement comme un corps ?


- Source : Atlantico

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