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Comment Hitler a fasciné la presse étrangère

Auteur : Etienne Campion | Editeur : Walt | Mercredi, 20 Févr. 2019 - 21h29

Eric Branca publie Les entretiens oubliés d’Hitler 1923-1940, une série de seize entretiens inédits et commentés, traduits pour l’occasion, d’Hitler avec des journalistes étrangers. Ces entretiens permettent de comprendre comme il développait des discours différents en fonction de son auditoire et s’était fait maître de la communication avant l’heure.

FIGAROVOX.- Pourquoi avoir exhumé ces seize entretiens inédits d’Hitler ? Qu’apportent-ils de nouveau pour comprendre le personnage ?

Eric BRANCA.- Vous connaissez La lettre volée d’Edgar Poe ? Elle était sous les yeux de tous, mais personne n’avait pensé à la chercher là où était, à savoir bien en évidence… C’est la même chose avec ces entretiens : ils n’ont rien d’inédit puisque la presse des années 1920 et 1930 les a publiés à des millions et des millions d’exemplaires, mais depuis 80 ans, on les avait oubliés. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé ! Comme si l’abondance de la documentation sur Hitler les avait enfouis sous les alluvions d’une mémoire sans cesse sollicitée. Or les fossiles sont bien utiles à exhumer pour comprendre les racines d’une évolution. D’où ma réponse à la seconde partie de votre question : ces entretiens n’apprennent rien sur Hitler lui-même, dont on connaît déjà tout, mais ils en apprennent beaucoup - et même plus ! - sur la capacité d’aveuglement de ceux qui avaient pour mission de l’interroger et qui reflétaient fidèlement l’état des opinions publiques d’alors…

Quant au choix qui a été le mien de privilégier ces seize entretiens, sur la trentaine, en tout, qu’il a accordés à la presse étrangère, il est très simple : ce sont les seuls qui s’apparentent au format actuel des interviews, composés de questions et de réponses. À l’époque, ce qu’on appelait « interview », au sens originel du terme, forgé en Angleterre dans le dernier tiers du XIX° siècle, n’était bien souvent que le compte rendu d’une « entrevue » avec une personnalité, nourri de quelques citations originales, mais sans plus. Très prisée par les journalistes de l’entre-deux-guerres, cette méthode d’écriture pouvait aussi se révéler un habile subterfuge permettant à ceux qui n’avaient obtenu de leur interlocuteur qu’une ou deux déclarations, de les présenter comme des entretiens « exclusifs », substantiellement gonflés de leurs commentaires.

Les relations d’Hitler avec les journalistes étrangers n’avaient rien à voir avec ses relations avec les journalistes allemands puisque les journalistes allemands étaient des fonctionnaires au sens de la loi sur la presse promulguée le 4 octobre 1933.

L’un des meilleurs exemples de cette méthode est celle du pseudo-entretien accordé à Philippe Barrès (fils de Maurice) pour Le Matin. Il a, de fait, rencontré Hitler à Nuremberg, alors qu’il couvrait le Congrès du parti nazi de septembre 1934. Cette interview qui n’en était pas une, a été publiée par Le Matin du 10 septembre mais, malgré son titre, « En tête à tête avec Hitler », elle ne contenait, en tout et pour tout, que deux citations du Führer, totalement sans intérêt ! Je n’ai donc choisi que celles issues d’entretiens en tête à tête (avec ou sans interprète), dans le cadre d’un rendez-vous pris à l’avance, avec questions-réponses et, souvent, relecture attentive par l’intéressé, comme ce fut le cas, en particulier, pour la grande interview accordée à Titaÿna (Elisabeth Sauvy), pour Paris Soir, en janvier 1936.

Qu’avaient de particulières les relations d’Hitler avec les journalistes étrangers ? Étaient-elles différentes de ses relations avec les journalistes allemands ?

Elles n’avaient rien à voir puisque les journalistes allemands étaient des fonctionnaires au sens de la loi sur la presse promulguée le 4 octobre 1933, la Schriftleitergesetz, qui interdisait de publier tout texte « destiné à affaiblir la force du Reich ». Mais aussi d’employer des juifs. Ce texte disposait que le journalisme était une « vocation publique réglementée », que ceux choisissant cette profession devaient être de nationalité allemande, de descendance aryenne et ne pas être mariés à une juive. Quant aux correspondants autorisés à travailler en Allemagne, ils devaient s’abstenir de « publier quoi que ce soit risquant de tromper le public, de défendre des intérêts contraires à ceux de la nation » ou de « porter atteinte à la force du Reich, à l’intérieur comme à l’extérieur, de nuire à la défense de l’Allemagne, à sa culture et à son économie, comme à son honneur ou à sa dignité »… D’où la complaisance obligée de beaucoup de correspondants à demeure, ou le choix des autres de ne même pas interroger Hitler pour éviter des ennuis… Comme ceux qui arrivèrent à l’américaine Dorothy Thompson qui avait interviewé Hitler en 1933, lui avait déplu, et s’était retrouvée expulsée aussitôt après son arrivée au pouvoir…

Ce qu’il fallait, je le répète, c’était choisir de vrais entretiens, effectués par des gens qui ne vivaient pas en Allemagne, donc n’étaient pas soumis à des pressions, et avec lesquels il acceptait de jouer le jeu des questions-réponses. Donc d’entrer dans un rapport de séduction. Il s’agit de journalistes soigneusement choisis - la plupart du temps en raison de leur pacifisme, et aussi de leur qualité d’anciens combattants de 14-18, ce qu’Hitler était aussi. La grande filière pour obtenir un entretien avec lui, quand on est français, c’est de faire partie du réseau ancien combattant, très puissant et… très pacifiste, ce qui peut d’ailleurs se comprendre. Toute l’habileté d’Hitler, c’est de jouer sur cette corde et de dire à ses interlocuteurs ce qu’ils ont envie d’entendre. Mais attention : concernant les Français, seulement après 1933, c’est-à-dire quand il a un besoin vital de faire oublier Mein Kampf - dont il refuse la traduction en Français puisqu’il y dit en toutes lettres que notre pays est la puissance continentale à abattre !

D’où la chronologie très intéressante de ces entretiens, s’agissant de la nationalité des journalistes qu’il choisit : essentiellement des Anglo-saxons avant 1933, plus volontiers des Français après.

Aux Anglo-saxons, il dit souvent la vérité en ne cachant rien de sa volonté de régler son compte à la France ; aux Français il ment éhontément en essayant d’accréditer que Mein Kampf c’est du passé…

Aux Anglo-saxons, il dit souvent la vérité en ne cachant rien de sa volonté de régler son compte à la France ni de son admiration pour l’Angleterre ou pour les États-Unis avec lesquels il ne veut surtout pas la guerre ; aux Français, en revanche, il ment éhontément en essayant d’accréditer - avec succès, c’est un comble ! - que Mein Kampf, c’est du passé… Et c’est ici qu’apparaît dans tout son ridicule la confondante naïveté des Français qui avalent sans discuter ses mensonges, y compris quand l’enchaînement de ses coups de force, à partir de 1935, dément sa volonté de paix… Mais, du coup, apparaît aussi la duplicité de certains journalistes Anglo-saxons que ne semblent pas déranger un seul instant ses plans de restructuration de l’Europe. Songez que, dès 1923 - dix ans avant d’arriver au pouvoir - Hitler explique à l’Américain George Viereck que l’Allemagne a un impérieux besoin d’étendre son espace vital à l’Est et, pour cela, de neutraliser les Français !

Vous décrivez Hitler comme un « maître de la communication et de la propagande » avant les « spin doctors » modernes. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Hitler, et Goebbels avant lui, avaient lu le maître américain de la publicité moderne : Edward Bernays. Pour Bernays, en effet, la propagande - du nom de son ouvrage majeur, Propaganda, paru aux États-Unis en 1928 - participait d’une « ingénierie du consentement » dont la publicité, les relations publiques ou la communication n’étaient que des formes dérivées. Il écrivait : « La propagande doit enrégimenter l’opinion publique morceau par morceau autant qu’une armée enrégimente les corps de ses soldats ». Fort de ce cynisme bannissant toute référence à la vérité pour ne privilégier que l’efficacité, Bernays qui se définissait lui-même comme un « propagandiste de la propagande » a ainsi pu mettre son talent au service des causes les plus contradictoires, pourvu qu’elles assoient sa célébrité : inlassable promoteur du tabac tout au long des années Vingt (notamment chez les femmes, qu’une acculturation à la cigarette contribuait, disait-il, à libérer de la domination masculine), il sera, quarante ans plus tard, le premier publicitaire à imaginer une campagne de prévention contre le tabagisme !

Ce mépris du réel, enrôlé au service d’une dialectique destinée à lui substituer une autre réalité, voilà bien la clé de la persuasion hitlérienne qui s’inspire en tout point de la méthode Bernays : « Notre démocratie ayant pour vocation de tracer une voie, doit être pilotée par la minorité intelligente qui sait enrégimenter les masses pour mieux les guider, écrivait encore Bernays. L’homme d’État de demain devra alors focaliser l’attention du public sur les enjeux cruciaux et, à partir de là, mobiliser la masse immense et hétérogène des électeurs. » Vous remplacez le mot « démocratie » par « national-socialisme », et voici posé le ressort de la rhétorique hitlérienne tel que définie dans Mein Kampf : « La propagande ne doit s’adresser qu’à la masse. Elle doit ajuster son niveau intellectuel en fonction de la capacité d’absorption des plus bornés. Aussi, plus grande sera la masse des gens à atteindre, plus bas devra être le niveau de la propagande. Les masses comprennent peu et oublient beaucoup. Il résulte de tout cela qu’une propagande efficace devra se limiter à un très petit nombre de points et les exploiter sous forme de slogans jusqu’à ce que tout le monde, jusqu’au dernier, réussisse à voir derrière le mot ce que l’on veut lui faire comprendre. »

À quoi bon, en effet, perdre son temps avec des convaincus ? Ce principe essentiel du marketing élargir ses parts de marché plutôt que de cultiver son pré carré Hitler l’a appliqué avec constance en direction des opinions publiques démocratiques auxquelles étaient destinés ces messages.

Vous expliquez aussi qu’Hitler met un soin tout particulier à ne pas choisir des interlocuteurs trop « marqués » pour relayer sa propagande…

C’est là, incontestablement, la preuve de sa diabolique habileté, celle aussi de son principal « conseiller de presse », Ernst Hanfstaengl, qui rompra avec lui à partir de 1934… Pour atteindre les opinions publiques démocratiques, il fait le choix d’interlocuteurs prestigieux et de supports au-dessus de tout soupçon. Quand il s’exprime dans la presse française, Hitler, symbole du militarisme allemand renaissant, prend bien soin, par exemple, d’exclure les journaux réputés d’extrême droite, et spécialement ceux que séduit le fascisme. Des titres comme L’Ami du Peuple ou Je suis Partout, n’ont pas ses faveurs. Il préfère Le Matin, grand quotidien pacifiste, ou Paris Soir, qui se proclame apolitique. Pour s’adresser aux Anglais, ce n’est pas Action, le journal fondé par son émule Oswald Mosley, chef de l’Union fasciste britannique, qu’il choisit, mais le Daily Mail ou le Daily Miror qui ont pour première caractéristique d’être tirés à plusieurs millions d’exemplaires et d’être lus par des citoyens de toutes tendances, y compris proches des Trade-Unions… De même, se garde-t-il de donner le moindre entretien au Dearborn Independent, l’hebdomadaire ouvertement antisémite créé par Henry Ford, qu’il admirait cependant. À quoi bon, en effet, perdre son temps avec des convaincus ? Ce principe essentiel du marketing - élargir ses parts de marché plutôt que de cultiver son pré carré - Hitler l’a appliqué avec constance en direction des opinions publiques démocratiques auxquelles étaient destinés ces messages. Le moins qu’on puisse dire est que, jusqu’au déclenchement de la Seconde guerre mondiale, une partie de la presse lui aura servi d’auxiliaire, sans se poser un minimum de questions sur le but de l’exercice.

Pouvez-vous nous parler du rôle d’Ernst Hanfstaengl, qui attira la jalousie de Goebbels, auprès d’Hitler ? Pensait-il vraiment pouvoir le détourner de l’antisémitisme ?

Hanfstaengl est un des personnages les plus mystérieux de l’entre-deux-guerres. Certes, et il ne s’en cache pas dans ses mémoires, publiées en 1957, il a été séduit, fasciné même, par Hitler. Mais, américain par sa mère, élevé aux États-Unis et ancien d’Harvard, il restait profondément américain. N’oublions jamais que lorsqu’il rencontre le futur Führer en 1922, il le fait à la demande du département d’État qui voudrait en savoir plus sur cet agitateur bavarois et sur son avenir éventuel. Et n’oublions pas surtout qu’après avoir rompu avec lui, en 1934, sur la question de l’antisémitisme, c’est aux États-Unis qu’il se réfugie, en 1937… Pour devenir, pendant toute la Seconde guerre mondiale, le conseiller officieux de Roosevelt sur les questions allemandes ! Était-il un agent américain d’un bout à l’autre de son aventure hitlérienne ? Un agent « retourné » par Hitler puis redevenu lucide après que celui-ci, parvenu au pouvoir, ait entrepris d’appliquer l’intégralité de son programme ? On ne le saura jamais. Sauf, si un jour, les archives américaines s’entrouvrent sur ce sujet gênant. Très gênant, même, puisqu’il semble qu’Hanfstaengl, y compris quand il travaillait pour Hitler, a tenté plusieurs fois de convaincre l’administration américaine d’accueillir en plus grand nombre les juifs persécutés en Allemagne. Et que Roosevelt, obsédée par la résorption du chômage, ne l’ait pas vraiment écouté…

Le IIIe Reich, seul exemple d’un régime politique poursuivant, jusqu’à la chute finale,l’approfondissement de ses principes…

Dans son entretien avec Max Fraenkel pour le Jewish Criterion en 1931, vous rapportez qu’Hitler dit ceci : « Je n’approuverai jamais la moindre action de masse contre les Juifs. Ils n’ont rien à craindre tant qu’ils ne cherchent pas à se mélanger avec nous. » Mentait-il, ou bien a-t-il changé d’opinion par la suite ?

Quand il dit qu’il ne fera rien aux juifs (ce qu’il répétera d’ailleurs pas la suite, alors même qu’il mettait en place les premières persécutions), il ment, bien évidemment. En revanche, il est clair qu’il ne pense pas encore à la « solution finale », même s’il ne se prive pas de lui rappeler que « l’antisémitisme n’est pas un aspect de son programme, mais le cœur de ce programme ». C’est toute la singularité du régime hitlérien qui, contrairement à la plupart des régimes totalitaires, se radicalise avec le temps. Toute l’habileté d’Hitler, entre les deux guerres, aura été de dissimuler cette évolution. Ses propos sont d’un extrémisme total quand il est éloigné du pouvoir ; leur violence s’atténue quand il s’en rapproche. Et surtout quand il l’a conquis. Cette radicalité verbale, complètement inusitée dans le cadre d’un processus électoral, c’est peut-être, paradoxalement, la seule circonstance atténuante qu’on puisse trouver à ceux qui ont donné crédit, par la suite, à ses promesses de paix. Certains ont pu croire, de bonne foi, qu’il n’appliquerait pas tout son programme. Je veux dire par là que sa violence même pouvait faire croire à une posture démagogique qui ne manquerait pas de s’estomper s’il devait devenir Chancelier. La technique manipulatoire d’Hitler consistera à ne rien faire pour démentir cette impression, la brutalité de ses propos s’estompant à partir de 1933 pour faire place à un discours plus consensuel… En absolue contradiction avec la logique interne du IIIe Reich, seul exemple d’un régime politique poursuivant, jusqu’à la chute finale, l’approfondissement de ses principes…

L'auteur, Eric Branca, est Historien et journaliste, spécialiste du gaullisme et des services secrets auxquels il a consacré plusieurs ouvrages à succès. Il a publié De Gaulle, l’ami américain (Perrin, 2017) et publie ce mois-ci Les entretiens oubliés d’Hitler 1923-1940 (Perrin, 2019).


- Source : Figaro Vox

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