Comment jeter les banquiers voyous en prison, en dix leçons
Faire condamner les responsables de la crise financière : telle est l’ambition de l’Islande depuis quatre ans. Nomination d’un procureur spécial, investigations sur les crimes économiques, levée du secret bancaire... Si tout n’est pas rose sur l’île, une chose est sûre : face à la pire crise bancaire de l’histoire, l’Islande fait passer les intérêts des citoyens avant ceux des banquiers. Et a décidé de mettre fin à l’impunité des délinquants de la finance. Mode d’emploi d’une sortie de crise pas comme les autres.
Imaginez en France 20 000 agents de l’Etat chargés d’enquêter sur les crimes économiques, cherchant des preuves, interrogeant des témoins, fouillant dans les moindres recoins des archives des banques, plaçant en détention provisoire PDG, dirigeants ou traders. Plus de secret bancaire, accès illimité à toutes les informations. Un seul objectif : faire condamner les responsables de la crise financière. Science-fiction ? C’est pourtant la voie choisie depuis quatre ans par l’Islande, avec des moyens à la mesure de ce petit pays de 320 000 habitants.
Octobre 2008. L’onde de choc de la crise des subprimes qui secoue les États-Unis arrive en Islande. Le tsunami financier submerge l’île. En 48 heures, les trois principales banques du pays (Glitnir, Kaupthing et Landsbanki) se déclarent en faillite. Elles détiennent des actifs d’un montant dix fois supérieur au PIB islandais ! Et sont incapables de faire face. En cause, un secteur bancaire hypertrophié, fragilisé par le développement de crédits à bon marché, le gonflement de la sphère financière, la fusion des banques d’investissement et des banques commerciales, des pratiques de gestion plus que douteuses... « Que Dieu sauve l’Islande. » Telle est la conclusion du discours télévisé du Premier ministre, alors que s’effondre le secteur bancaire. C’est la débâcle.
Quatre ans et une Assemblée Constituante plus tard, l’Islande a retrouvé quelques couleurs. Fin 2012, le taux de chômage – qui dépasse les 8 % en 2009 et 2010 – est redescendu à 4,4 %. Inlassablement, les autorités traquent les responsables de la crise. Et prouvent qu’un pays peut survivre à un crash mondial, sans endetter ses citoyens sur plusieurs générations. Ni transformer des dettes privées en dette publique, comme l’ont fait une grande partie des pays européens, dont la France. Comment l’Islande a-t-elle réussi à se remettre aussi vite, alors que plus au Sud, Espagne, Grèce et Portugal s’enfoncent dans l’austérité ? Petit mode d’emploi.
1 - Enquêter sur les crimes financiers
Première étape : établir les responsabilités. C’est le rôle d’Olafur Hauksson. En 2008, il était commissaire de police dans une petite ville côtière, à 50 kilomètres de Reykjavik, la capitale. Lorsque la gauche arrive au pouvoir début 2009, la nouvelle Premier ministre, Johanna Sigurdardottir, le nomme Procureur spécial. Sa mission ? Traduire en justice les responsables de l’effondrement économique du pays. Pour cela, il assure deux fonctions : enquêteur et procureur. « Je décide des investigations à lancer sur les délits commis, mais aussi des poursuites en justice, explique Olafur Hauksson. Nous enquêtons et poursuivons en même temps. Nous travaillons des deux côtés de l’Atlantique, et à l’échelle européenne. » Comme par exemple au Luxembourg, où en avril dernier une trentaine d’agents ont perquisitionné les locaux de la banque Landsbanki, pour y confisquer des données utiles aux investigations du Procureur spécial.
2 - Donner à la justice des moyens conséquents
Ces deux missions sont parfois difficiles à mener de front, mais garantissent une très bonne connaissance des dossiers, face à l’armée d’avocats engagés par les banquiers. « Nous devons nous battre à chaque étape. Nous avançons doucement mais sûrement ». Depuis quatre ans, l’équipe s’est étoffée. En février 2009, son service compte cinq personnes. Aujourd’hui, il est à la tête d’une équipe de 110 agents. Des moyens conséquents. Avant la crise, le service d’investigation sur les crimes économiques employait seulement 15 personnes.
3 - Lever le secret bancaire
Autre élément essentiel : la modification de la loi sur le secret bancaire. « Si on devait approcher les banques avec des mandats du juge pour obtenir des informations, la procédure serait très longue », détaille le procureur. Pour accélérer le processus, le Parlement a décidé de lever le secret bancaire. « Les banques sont tenues de nous fournir tous les documents dont nous avons besoin. Ce qui a grandement simplifié notre travail. » Des experts internationaux ont également été sollicités, comme Eva Joly, pour venir renforcer le travail du procureur et de son équipe.
4 - Punir les délinquants en col blanc
Une fois les enquêtes menées, reste à faire aboutir les procédures judiciaires. Mises en examen et procès ont commencé. Au total, une centaine de personnes devraient être inculpées d’ici fin 2014, assure Olafur Hauksson. En majorité d’anciens responsables du secteur financier. Et pas question de renouer avec l’impunité. Les têtes tombent les unes après les autres. Et les condamnations pleuvent. Anciens PDG et ex-dirigeants écopent de peines de prison. Et pas des peines symboliques : de plusieurs mois à plusieurs années de prison ferme pour la plupart d’entre eux.
Tels ces deux anciens dirigeants de la banque Byr, condamnés à quatre ans et demi de prison en 2012. Alors que leur banque était sur le point de faire faillite, ils ont octroyé un prêt de 6 millions de dollars à une holding. Celle-ci a utilisé l’argent pour leur racheter les actions de la banque qu’ils détenaient personnellement... Le hold-up était presque parfait. Ou tel le PDG de la banque Landsbanki, Sigurjon Arnason : il passe une partie de l’année 2012 en cellule de confinement pendant que la justice enquête sur ses possibles délits. Imaginez Daniel Bouton, ex-PDG de la Société Générale, placé en détention provisoire pendant l’enquête sur l’affaire Kerviel ! Impossible ? Pas en Islande. D’autres dirigeants sont inculpés pour manipulation du cours des actions, fraude, évasion fiscale ou délit d’initié [1]. Il faut dire que les dirigeants des grandes banques locales ne s’embarrassent ni avec l’éthique, ni avec la loi [2].
5 - Faire le ménage dans l’oligarchie administrative et politique
Le Procureur spécial fait également le ménage dans l’administration. Baldur Gudlaugsson, directeur de cabinet du ministre des Finances en 2008, est condamné à deux ans de prison ferme pour délit d’initié [3]. « Nous avons fait du bon travail, estime Olafur Hauksson. Mais cela demande beaucoup de temps. Une grande partie de notre travail d’investigation sera terminé d’ici fin 2014. Tous les responsables de la crise bancaire seront poursuivis à cette date. Si, bien sûr, les preuves le permettent. » En comparaison, aux États-Unis, aucun dirigeant de banque n’a été poursuivi suite à la crise des subprimes. L’organisme de contrôle des marchés financiers – la SEC (Securities and Exchange Commission) – a annoncé avoir sanctionné 39 hauts fonctionnaires pour leurs décisions lors de l’effondrement du marché immobilier.
La « purge » du secteur bancaire islandais permettra-t-elle de prévenir de nouveaux abus ? « Le système n’a pas changé, tempère Árni Daníel Júlíusson, chercheur indépendant et membre d’Attac Islande. Mais certaines personnes en ont été exclues, les responsables bancaires ont complément changé. Et l’Islande n’est pas autant ouverte qu’avant au système financier international ».
6 - Assurer une totale transparence
Pour faire toute la lumière sur cette crise, le Parlement islandais, a également mis sur pied une Commission spéciale d’enquête. Son travail : établir une chronologie de la crise, analyser avec minutie le processus d’effondrement bancaire, examiner les responsabilités de chacun des acteurs économiques.
Expliquer comment la taille des trois principales banques a été multipliée par 20 en sept ans ! Ou pourquoi les propriétaires de ces banques en étaient également les principaux emprunteurs...
Le résultat de cette commission [4] est impressionnant : huit livres, soit plus de 2500 pages, relatant dans le détail la crise de 2008. « Tous les citoyens ont accès à ce texte, qui est disponible dans les librairies depuis 2010, explique Árni Daníel Júlíusson. Il donne clairement le nom de tous les responsables de cette crise, et montre comment les responsables politiques n’ont rien fait, alors qu’ils savaient qu’un effondrement était en cours. » Le texte va jusqu’à révéler les courriels échangés entre responsables bancaires, mettant en évidence qui avait accès à quelle information, qui a pris les décisions et sur quelles bases.
7 - Ne surtout pas écouter le FMI
Si ces mesures ont été mises en place, c’est que le peuple islandais ne s’est pas laissé faire. Et n’a pas cédé aux injonctions du FMI et de l’Union européenne. Alors qu’elles se déclarent en faillite, les trois grandes banques islandaises sont nationalisées, dont une filiale qui va faire parler d’elle : Icesave (filiale de Landsbanki). Le drame islandais prend alors une tournure internationale. Car Icesave est un service bancaire sur internet créé en 2006 pour attirer les investisseurs européens, grâce à un taux d’intérêt très attractif (jusqu’à 7%). Pari réussi : ceux-ci affluent depuis le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Parmi les clients, l’Université de Cambridge, la police de Londres, ou la commission qui gère les finances des collectivités locales britanniques. Les agences Icesave à l’étranger ne sont pas des filiales : en cas de faillite, c’est bien l’Islande qui est garante en dernier recours de ces dépôts. Et personne ne se pose la question de savoir comment ce pays de 320 000 habitants pourra faire face en cas de problème. Résultat : en 2008, les banques islandaises font défaut sur 85 milliards de dollars ! Six fois le PIB du pays ! Les dépôts d’Icesave se sont évaporés comme neige au soleil.
Pour éviter contagion et panique, le Royaume-Uni et les Pays-Bas décident rapidement de rembourser les pertes subies par leurs ressortissants dans le naufrage d’Icesave. Le FMI, appelé en renfort, demande à l’Islande de dédommager les deux États. Le peuple islandais refuse. Pas question que les contribuables remboursent la dette Icesave, de 4 milliards d’euros. C’est le début de la « Révolution des casseroles », révolte citoyenne au son des ustensiles de cuisine. Les Islandais refusent par référendum, à deux reprises, en 2010 et 2011, un accord de remboursement [5] et la proposition d’étaler les versements : l’équivalent d’environ 100 euros par mois par habitant, jusqu’en 2046… En septembre 2011, Landsbanki annonce finalement qu’elle remboursera elle-même les gouvernements britannique et néerlandais (à hauteur de 8 milliards d’euros) grâce à la vente de ses actifs, réévalués après le crash financier.
8 - N’accorder aucune confiance à la Commission européenne
L’affaire ne s’arrête pas là : la Commission européenne poursuit l’Islande [6]. Motif : violation de la directive européenne qui stipule qu’un minimum de 20 000 euros doit être assuré aux déposants d’une banque en faillite [7]. L’obligation de créer un fonds de garantie n’implique pas de garantir les dépôts avec de l’argent public, argumente l’Islande. Le 28 janvier dernier, la justice européenne a tranché : l’Islande avait le droit de refuser le remboursement. La liquidation de Landsbanki, dont les actifs ont permis de rembourser la dette Icesave, a donc suivi une procédure « normale ». C’est pourtant le contraire qui a été fait dans le reste de l’Europe, lorsque les gouvernements ont apporté des garanties sur fonds publics, pour sauver les banques – et les grands actionnaires – au détriment de l’ensemble des contribuables. Cette décision de justice ouvrira-t-elle la voie pour d’autres pratiques ?
9 - Placer les intérêts des citoyens avant ceux des banquiers
A chaque étape de la crise financière, l’Islande a placé les besoins de sa population avant ceux des marchés ou des banques – souvent sous la pression de la rue. Si des mesures d’économie budgétaire ont été votées, on est loin des destructeurs plans d’austérité appliqués dans d’autres pays européens. Les hausses d’impôts ont visé principalement les plus hauts revenus. Et la dévaluation de la couronne a dopé l’économie. Depuis 2008, les banques islandaises ont allégé la dette de plus d’un quart de la population – l’équivalent de 13% du PIB [8]. Un accord entre le gouvernement et les banques les a obligé à effacer une partie des dettes immobilières des particuliers, lorsque celles-ci étaient supérieures à 110% de la valeur du bien. En 2010, la Cour suprême a également déclaré illégaux les prêts indexés sur une devise étrangère : les emprunteurs n’ont plus à faire les frais de la dévaluation de la monnaie islandaise.
10 - Refonder la démocratie, un travail à long terme
Tout irait donc pour le mieux en Islande ? Les partis conservateurs et libéraux – ceux-là même qui ont préparé le terrain à la crise de 2008 – ont pourtant remporté les élections législatives le 27 avril. Sans doute des années de rigueur budgétaire et l’endettement persistant des propriétaires immobiliers ont-ils eu raison de la coalition de gauche, qui avait pris les rênes du pays en 2009.
Si Geir Haarde, Premier ministre en 2008, a dû répondre de ses actes, d’autres responsables politiques n’ont pas été inquiétés. Et le pays est toujours marqué par un puissant réseau de clientélisme, qui pèse sur la société islandaise.
Symbole de cette oligarchie politique et économique : David Oddson, premier ministre pendant 20 ans, gouverneur de la Banque centrale en 2008, est aujourd’hui directeur d’un des grands journaux du pays, d’où il assure la couverture médiatique de la crise économique. Un peu comme si on avait nommé Richard Nixon à la tête du Washington Post pendant le Watergate, compare Le monde diplomatique. L’Islande a-t-elle tiré des leçons de la crise ? « Au moins, les responsables économiques et les banquiers sont désormais conscients que les infractions peuvent être condamnées », souligne Árni Daníel Júlíusson, d’Attac. Et une partie des responsables de la crise financière dorment en prison. Une voie que d’autres pays n’ont pas encore eu le courage de suivre. Sans parler de ceux qui ont capitulé avant même de livrer bataille.